Territoire
♫
C’est un peu comme ta victoire,
Ce territoire
Désolé.
Tu ne m’auras pas, et moi,
Moi je n’aurai rien.
(Puis tous ces morts,
Aux rictus blêmes,
Semblent demander alors:
Mais pourquoi tu saignes
Encore?)
Je chevaucherai, stupéfait,
Le cadavre
Pétrifié
De l’espoir, du retour
À la magie de l’amour
Le champs libre, coagulé,
Sous mon drapeau déchiré.
Oui,
C’est l’heure du retour
Au territoire d’origine, à
La tristesse cristalline.
♫
Tu écris avec ce que t’as. Un jour c’est la guitare, un autre c’est le stylo. Parfois la table et tes doigts. Un jour la tristesse, l’autre les oiseaux, l’odeur de la sauce ou du détergent.
Y’a pas de règle. Ou plutôt si, j’utilise trois règles de base:
1.- tout enregistrer
2.- gérer un archive
3.- ne pas déprimer, jamais
Avec ça, c’est bon, y’a une base solide pour travailler.
- C’est juste que j’ai pensé que tu avais peut être pensé à Corinne, là: le parc, les cygnes, les canards, Confluences en face, et puis les histoires que tu racontes, tout le temps.
- Mais enfin merde… arrête de penser que je pense. Je ne sais plus comment t’expliquer: j’aime raconter mes histoires, tu le sais. Si je te raconte toutes mes histoires, les vraies, les fausses, celles dont il me semble me souvenir, celles que j’invente, les mots, les phrases qui font démarrer une chanson, même quand je suis ici et toi là bas, c’est bien parceque je t’aime, tu crois pas? (Même si c’est plus facile à dire en français) Pourquoi tu penses toujours au pire?
- Je sais pas, arrête, c’est pas toi, c’est moi. Ne te prends pas le cou, ça y est, t’angoisses, je voulais pas ça.
Ben oui, même si elle était née, même si elle avait vécu une petite vingtaine d’années dans ce patelin paumé du nord ouest d’Argentine, même si elle avait débarqué à Lyon sur la fin des années 80, même si presque trente ans étaient passés en courant entre temps, même si j’en avais passé huit à lui raconter mes histoires: en espagnol, “te quiero” c’est pas la même chose que “te amo”, j’ai compris, oh oui putain ce que j’ai compris. Au debut elle me demandait:
- Mais alors dis moi, putain de merde! tu m’aimes ou tu m’aimes?!
Au debut ça me prenait un peu la tête, c’est vrai: apparement, le “te quiero” a moins de force, moins de poids; il est peut être un peu plus charnel et moins émotionel, pas aussi intégral que l’autre verbe. C’est aussi le verbe des enfants, des bons amis, des parents, pas toujours, mais en général.
Finalement, et pour simplifier les choses, tu peux aussi l’utiliser comme une arme, un outil d’agression. Par exemple si tu passes soudain du “Te Amo” au “te quiero”, ça peut être blessant. C’est un peu la différence entre un “je t’aime” et un “je t’aime bien”. Ça aussi c’est bizarre, d’ailleurs, tu rajoute un “bien” et ça réduit l’intensité du message.
Ce Territoire. La communication, l’habitat, chez toi, au travail, les règles que tu dois accepter. Pourquoi tu ne peux pas être vrai sur un territoire qui ne t’appartient pas?
- Papa! Regarde! C’est toi là, sur la photo!
- Avec une chemise blanche? Non, c’est pas moi
- Mais siiii! Regarde!
- Mais ce mec a du bide! Non, c’est pas moi!
- Mais si papa! T’as du bide aussiiii
- Et pas de cheveux?! Mais noon, c’est pas moi…
- Papaaaa… T’es mon Papa, c’est toi, je sais!
Et puis même dans une grande ville comme la Belle Lyon, où t’as mille recoins, toutes ces rues et tous ces gens, tu finis toujours par te mouvoir comme dans un petit bled. C’est tout de même logique, les gens que tu aimes, que tu as aimé, rondent le même territoire: la même musique, les mêmes symboles, c’est ça l’affinité. Des histoires parallèles. Des lieux de rencontre. Le même café.
Et donc, peut être que juste quand tu sors du boulot, quand tu te décides finalement, après 18 mois d’isolement, quand tu décides d’inviter la fille qui te plait à boire un petit café, juste une petite causette avant de rentrer chacun chez soi; alors là, juste là, sur le trottoir d’en face, y’aura ta fille de trois ans sur sa bicyclette en bois, et la mère de ta fille.
Donc ce soir là, festival de textos.
- C’est ta copine, la fille du café?
Ça commence comme ça.
Et puisque tu as vieillis, tu sais que la réponse est importante. De quel territoire parle t’on, là? La vérité? La blessure? La culpabilité?
- Oui, enfin non, peut être. aah, je sais pas, mais je l’aime bien, elle est sympa, c’est tout, et puis j’ai envie de vivre sans y penser trop, tu crois que c’est posible?
Et tandis que tu mâches l’intention de dire la vérité, insensiblement, tu commence à filtrer, à décorer. Ou bien, tu peux mentir carrément:
- Mais non, putain, je peux plus boire un café avec une collègue?!
Enfin, tu peux tomber au milieu. Mais dans tous les cas, tu penses à elle: ça peut faire mal, faut il faire mal? il vaut mieux faire mal d’un coup, peut être ne jamais faire mal, c’est pas le moment, de toutes façons, y’a pas grand chose, et si ça doit venir ça viendra. Ça fera mal.
Vaut quand même peut être mieux qu’elle se coupe les veines d’un coup, ce soir (symboliquement, bien sûr, y’a la petite, la magie, le fruit, l’évidence de l’amour qui, au fur et à mesure qu’elle grandit, construit un nouveau monde. Elle ne le fera jamais), il vaut mieux décevoir d’un coup que savoir qu’elle va passer la nuit à y penser, à imaginer l’effondrement du territoire. Toutes les horreurs posibles.
- Oui
Là, tu te rendrais compte soudain que tu as vieillis. Tu ne pensais pas à tout ça y’a 25 ans. Tu jurais que disserter ça ne servait qu’à se taper un dix virgule cinq au Lycée. Que tu n’avais jamais compris la synthèse, jusqu’aujourd’hui.
Et puis que tout se jouerait toujours sur un territoire de vingt patés de maisons, ou trente. Même si tu t’étais lançé sur le plus grand canopy du monde à 700 mètres dans les nuages. Même si t’avais pleuré en aterrissant à Rio avec So Lonely sur le walkman, même si t’avais fumé a Macchu Picchu avant de descendre la pente en courant: y’a que Jean Massé, Perrache, Hotel de Ville, la Tête d’or, La Guillotière. Et puis la vieille ville, en face.
Au mieux tu monterais parfois sur la Croix Rousse, au Café de la Soie, la place, la rue du Chariot d’or, le début de tout, tu écouterais crisser le gravier mouillé. Ou bien sur Fourvière; un peu de perspective. Et là… Là, tu te souviendrais des lumières sur le pain de sucre.
- je me sens tellement seul.
Et tu reprendrais la guitare.