La recette

La recette

J’adore cuisiner. Surtout m’y mettre assez tôt, surtout le samedi ou dimanche, quand tu sais que tu as une longue plage déserte en face. Qu’il n’y a rien qui presse.

Je n’utilise pas trop de recettes, je me laisse plutôt guider par l’émotion du jour, les rayons de soleil quand y’en a, la musique sur la chaine, le chant des oiseaux. Même le son de l’aspirateur, l’odeur du chlore. Ben oui, parceque c’est souvent aussi le jour et l’heure où je fais un peu de ménage.

Les gosses n’aimaient pas ça du tout:  le con se levait autour de 06:30, buvait son maté avec deux ou trois clopes, essayait de différer autant que possible l’action ineluctable. Parfois il se douchait presque tout de suite, autour de 08:00, et allait au supermarché à l’heure de l’ouverture. Mais tout de même, à 09:30 il avait fait la vaisselle, balayé, dépoussiéré: c’était l’heure de l’aspirateur.

Quand c’était jour de pasta, la sauce était probablement en route depuis 10:00. La Musique aussi. Probablement “modern sounds in country and western music”, mon disque préféré pour commencer la journée.

Bye Bye Love, bye bye happiness,
Hello loneliness, I think I’m gonna cry
  • Deve essere Pomodoro, togliere la pelle, passare i semi!
  • Pero tan temprano?! No será mucho, a las siete?
  • Perque tiene que bacar! Sará pronta per le due…

 

Pas de recettes, donc. Cependant, ça commence presque toujours par l’huile d’olive et l’ail. C’est l’odeur du bonheur. Puis les tomates moulues, des olivettes, bien sûr, mais en conserve: C’est plus facile, elle sont pelée et t’en trouves toujours a la superette. Et puis les olivettes ce sont les tomates du sud de l’italie, La pomme d’or, la tomate Roma! Peut être qu’avant de balancer la tomate dans la casserole je ferais mijoter un peu de chair à saucisse fraiche, ou un morceau de boeuf.  Tout dépendrait du budget de la semaine. Je jetterais sûrement aussi trois ou quatre feuilles de basilic coupé fin, si c’était la saison, si y’en avait à la maison.

Je couvrirais le tout, et ça mijoterait à feu doux sur le grille-pain. Je remuerais de temps en temps. Et je finirais le ménage. Les gosse se lèveraient finalement, de mauvaise humeur, autour de 11:00. Le petit m’engueulerait, sans doute.

  • Mais t’es fou ou quoi?! C’est dimanche! On peut jamais dormir chez toi! Au moins chez maman le petit dej est prêt quand on se lève! Quoi?! Y’a pas de pain?!
  • Mais… Bon, attends, je descends à la boulangierie, j’en ai pour 3 minutes!
  • Ouais, c’est ça, va y… Elle a bien raison, la vieille. On peut jamais compter sur toi.

 

Puis je commencerais à avoir soif, mais jamais avant midi. Une petite bière, un petit scotch, une coupe de blanc ou de champagne. Tout dépendrait du climat, de la tournure qu’aurait pris la cohabitation. Bien sûr, maintenant qu’ils sont loin tous les deux, y’a plus d’engueulades, plus de résistance, plus d’aliénation parentale, plus de cohabitation. Des fois, faut que je parle tout seul, pour me souvenir.

Donc, je m’assieds devant la fenêtre ouverte, j’allume l’ordi, je branche les machines, j’accroche le micro, j’enfile mon casque et je m’y mets,  la musique.

You promised me love that would never die
That promise you made was only a lie

Ça se passe comme pour la sauce. Y’a pas vraiment de recette, il y a plusieurs démarches possibles qui fonctionneront ou pas. Tout dépend du climat, de la cohabitation, des émotions, c’est toujours pareil chez moi. Dans le fond je suis facile à vivre: tout ce que j’aime depend des mêmes variables. Tout ce quej’aime pas aussi. Facile.

Parfois je démarre sur Hydrogen, ce petit logiciel-boite-à-rythme au code source ouvert, superbe, je l’adore. Ça, c’est plutôt quand la musique matinale m’a branché sur le groove soul. Je suis tombé sur Otis Redding, j’ai écouté Robert Cray, ou peut être encore Ray Charles quand il a le diable au corps. Là, ça part toujours sur la boite à rythme, ça finit toujours en anglais.

  • Tu te rends compte que ton fils fait pareil que toi? Il a pas encore 4 ans et il tapotte toujours sur les tables…
She gives me money
When I’m in need
Yeah, she’s a kinda friend indeed

Parfois, je prends simplement  un stylo et j’écris deux phrases avant de toucher aux cordes, a capella. Ça, c’est quand j’ai bu un verre de trop, ou trop vite. C’est probablement l’hiver, quand tu te les gèles, quand il faut fermer la fenêtre et allumer le poêle à mazout.

J’aurais allumé entre temps deux ou trois batons d’encens, probablement du santal classique ou de l’opium. Je me serais levé pour vérifier l’état de la sauce, sûrement. J’aurais pensé si c’était le moment de balancer les pâtes dans l’eau chaude, et je me serais rendu compte qu’il n’y avait pas d’eau chaude.

Dans ce cas, le texte est souvent assez sombre, triste et sans soleil. Je tombe trop vite sous l’effet de la transe créatrice. J’ai bien des dixaines de maquettes qui sont parties comme ça sur mon disque dur, la plupart inachevées. Cependant, j’y trouve souvent de bonnes idées, des mois ou des années plus tard. Donc, je ne jette rien, une fois enregistré. Ne serait ce qu’une mesure ou deux.

 

 

  • Ah putain, j’ peux pas vraiment marcher tout droit, Dan, tu m’aides là?
  • Mais ouais, t’inquietes, on prend un taxi, je te dépose chez toi, quoique, la Croix Rousse c’est pas évident, et puis moi faut que je tourne vers Villeurbanne. T’as des ronds, toi? Je te laisse en bas?
  • Oui je crois, mais merde quand même, j’aime pas finir les sessions comme ça, ça fout un peu la honte. Tout seul chez moi c’est bon, mais là, devant les techniciens, t’aurais pas dû insister avec le scotch! Je vais avoir les boules demain, d’ailleurs, j’suis sûr qu’il va falloir tout refaire…
  • Non mais t’es fou?! t’as vu ce que t’as écris, là, en 5 minutes?! Et comment t’as chanté sur la fin?! C’est monstrueux, c’est superbe! On aurait dit que t’étais entré en transe! J’te l’ai déjà dit: quand la musique te trouve, c’est pas toujours joli, mais y’a un truc qui est sûr, c’est pour toujours. Elle ne te lâchera plus. Jamais.

 

do I feel decaying slowly

do I feel I’m on my own,

do I stare at missing pieces

Parfois enfin, l’idée surgit en route vers le boulot.

Faut dire que je marche pas mal, disons plutôt tous les jours. J’ai pas de bagnole, ou plus de bagnole. Et même quand je l’ai eue, je marchais. J’ai bien une bicyclette, mais c’est plutôt pour le weekend.

Et puis ça fait 6 mois que j’ai cassé trois rayons sur la roue arrière, va falloir l’emmener chez le vieux du coin. Quoiqu’il me tape un peu sur les nerfs, le vieux du coin: toujours de mauvaise humeur, toujours en retard. Et puis y’a ce jeunot qui a ouvert son atelier l’an dernier, c’est plutôt une boite à chaussure, il travaille d’ailleurs souvent sur le trottoir, mais il a l’air bien: toujours plein de boulot, les bicyclettes impecables, lavées et stationnées, il doit faire du bon boulot. Le vieux a plein de bicyclettes sur le trottoir, lui aussi, mais là c’est plutôt une montagne de bicyclettes. Il ne remet jamais à temps, il  accumule les bicyclettes et les engueulades.

Ça fait bientôt une quinzaine d’années que je fais l’aller retour maison-boulot-maison à pied. C’est nettement  mieux que de se taper les transports publics en heure de pointe, et puis j’ai la chance de bosser pas trop loin de chez moi.

Le matin, même si je me lève à 6:30, si je fais ma routine maté-clope, je prends ma douche et je me rase de près, j’ai quand même besoin de ma demi heure de marche pour entrer en mode boulot.

Dans la soirée par contre, j’abandonne les petits tracas derrière moi, afin d’arriver clean à la maison. Ça, c’était surtout très important quand les gosses arrivaient chez moi le jeudi soir. Fallait pas exploser. Fallait pas les intoxiquer. On en avait assez avec le travail au corps de leur mère.

 

  • J’aime pas venir chez toi. Y’a jamais rien ici. Et puis c’est toujours dégueulasse.

 

Alors à la recette.

Quand tu marches tous les jours  pendant quinze ans, tu croises plein de gens. T’entends plein d’histoires. Tu vois plein de trucs. Tu fredonnes et tu médites beaucoup.

Il est donc assez habituel que je chantonne en marchant, une phrase, une mélodie, un petit truc de 3 secondes, peut être, en loop.  Depuis le temps, j’ai appris qu’il ne faut pas laisser passer quelque chose que tu aimes parce que tu finis par l’oublier. Il suffit que tu voie quelque chose, que tu pense à autre chose, juste un instant, pour te distraire et oublier.

Donc si j’aime, j’enregistre tout de suite sur le portable, là, en marchant. Plus tard, dans la soirée, le weekend, à un moment ou à un autre, je m’assieds et j’écoute. Souvent ça vaut rien, j’efface, mais parfois je sens que ça peut marcher, je ressens l’émotion. Je m’y mets.

En fait, une phrase fredonnée sans penser à rien, c’est souvent un bon point de depart. Y’avait aucune pression, c’est arrivé tout seul. T’étais pas assis devant un bloc note avec la guitare sur les genoux, t’allais au boulot. Et puis souvent, y’a tout ce qu’il faut pour commencer à construire.

T’as le texte, qui évoque une image, l’histoire, l’émotion. Au moins une partie de l’histoire, le reste viendra plus tard.

T’as la mélodie. La mélodie est très importante puisqu’elle détermine la tonalité. La tonalité c’est comme le “champs de vision” harmonique, qui définit à son tour une gamme spécifique,  des accords spécifiques. Bien sûr, j’ai pas forcément l’ouïe absolue, je suis peut être tombé entre deux semi-tons. Donc, guitare en main, je transpose l’ébauche vers une tonalité du domaine diatonique.

 

  • Écoute, Azraël, tu te fous des autres musiciens. Ta musique c’est ton territoire. Si tu fais dans la chanson, y’a juste deux conditions importantes: d’abord tu dois avoir quelque chose à dire, sans émotion ça marche pas. Ensuite, faut voir si le boulanger d’en face ou la nana du tabac sont capables de fredonner ta mélodie. tu te fous des autres musiciens, y’aura toujours quelque chose à redire. D’ailleurs, le vrai musicien te ressemble beaucoup: au fond il recherche l’émotion, il sait faire la part des choses. Il écoute d’abord la musique. Le tout.
  • Ouais d’accord Dan, mais quand même, j’suis en troisième division, moi. Et puis j’arrive même pas jusque là: je me clashe tout seul, pas besoin des autres.

 

 

 

Et puis y’a les mots: la pause de l’émotion, l’accent, la voix qui se casse et reprend, la consonne qui traine, la ponctuation. Ça c’est très important aussi puisque ça peut déterminer les figures rythmiques de base.

 

 

puisque j’ai tout raté,

puisque j’ai cru aux thèses

de la vraie vie, tu sais

 

Ben oui, justement:

 

“puisque j’ai tout raté, puisque j’ai cru aux thèses de la vraie vie, tu sais…”

  • Y’a au moins deux pauses, les deux virgules, mais tu peux éventuellement en imaginer une petite troisième après de mot “thèse”, peut être l’émotion, la respiration, avant de lacher “la vraie vie”; une image lourde, évidemment, le roman d’Etcherelli.
  • Donc en révisant la capture du portable, je tombai précisément la dessus:
  • Puisque j’ai tout raté [pause] puisque j’ai cru aux theses [petite pause]de la vraie vie [ pause] tu sais

la rythmique apparut naturellement: un silence d’entrée et six croches sur les deux premières mesures, une syncope et contretemps sur les deux dernières mesures.

Oui, la transcription, un musicien entraîné pourrait facilement conclure que la melodie appartient à la tonalité de La Majeur. À l’origine cependant, quand je me mets à déchiffrer  les captures du portable, je préféreplutôt tâtonner et prendre note sur mon petit calepin:

Pliiing….               Do#

Pliinng…               Do

Plonnng…           un Sol#

Plangg…               un Fa#

Ça tourne autour de ces notes. Fa#, Do#, Sol#. C’est bien l’armure de la clef de  La majeur ou bien de sa relative mineure, Fa# mineur. Tant qu’il n’y avait pas plus de notes, d’accidents ou alterations, ça avait tout l’air d’un La majeur. Il n’y avait rien de plus. C’était tout ce que j’avais.

La encore, la méthode consiste plutôt à passer sur tous les accords de la guitare, jusqu’à ce que je tombe sur l’accord fondamental, correspondant au premier degré de la gamme. Même si j’ai étudié un peu de solfège, sur le moment t’as pas toujours envie de refléchir à ce genre de trucs, en tout cas pas moi.

Tu peux y penser après, par exemple, quand tu dois transcrire! Ou bien quand tu cherche a construire un pont, une deuxième section, bref, on y arrivera…

 

J’aime l’endroit où, 
La poésie
Fait résonner mon âme,
ici